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Judaïsme et Modernité

Le Talmud (TB Shabbat 33b) rapporte une discussion concernant trois innovations romaines : les marchés, les ponts à péage et les établissements de bain. Il y a apparemment un désaccord entre Rabbi Yéhouda et Rabbi Shimon Bar Yo’haï. Alors que le premier loue la beauté de ces réalisations représentant la civilisation moderne, Rabbi Shimon s’y montre réticent et déclare pour sa part : « C’est uniquement dans leur propre intérêt que [les Romains] ont accompli tout cela : ils ont ouvert des marchés pour que les prostituées s’y tiennent, bâti des établissements de bain pour leur propre confort, et des ponts pour recevoir un péage ». Pour le Rav Elie Khan z”l, on retrouve dans cette discussion talmudique le débat existant encore de nos jours quant à l’apport des réalisations « modernes ». Rabbi Yéhouda représenterait donc un courant jugeant favorablement les évolutions techniques et sociales, alors que Rabbi Shimon Bar Yo’haï représenterait l’avis contraire. On pourrait d’ailleurs transposer leurs arguments à un exemple de notre « monde moderne » nous concernant davantage : Internet. Un premier Rav vanterait les bons côtés de cet outil de communication devenu pour certains indispensable. En effet, la possibilité de suivre de nombreux cours de Torah, ou encore, celle d’avertir un grand nombre de personnes d’évènements communautaires, sont des atouts non négligeables. Le second Rav, au contraire, refuserait de s’adapter à cette nouvelle technologie en mettant en avant ses côtés négatifs, tels le culte du virtuel ou la prolifération de sites à la moralité douteuse.

Quel est l’avis retenu par le Talmud ? La solution n’est pas parfaitement claire. Le texte en question est surtout aggadique – sous forme de récit- et n’a pas prétention à apporter des solutions halakhiques – légales-. Cependant, comme le note le « Maarcha », un autre passage talmudique (TB Avoda Zara 2b) nous prouve que l’attitude de Rabbi Shimon Bar Yo’haï est incontestablement correcte, puisqu’elle serait identique à celle de D.ieu Lui-Même ! Nos Sages offrent ainsi une aggada -à ne pas prendre systématiquement au premier degrémettant en scène D.ieu et les nations lors du jugement dernier. La première nation à comparaître sera Edom, symbole de l’Empire romain et de la civilisation moderne par excellence :

Alors le Saint, béni soit-Il leur demandera : « Quelles étaient vos activités sur terre ? » Ils lui répondront : « Souverain du monde, nous avons organisé bien des marchés, construit de nombreux établissements de bain, multiplié l’argent et l’or, et tout cela nous l’avons fait uniquement pour permettre à Israël de se consacrer à la Torah ». Le Saint, béni soit-Il, leur dira : « Fous que vous êtes, tout ce que vous avez fait, vous l’avez fait pour satisfaire vos propres désirs ! Les marchés, pour la prostitution, les thermes pour votre plaisir, quant à l’argent et l’or, il est à moi (…) ! ».

Dès lors, s’il apparaît clairement que D.ieu considère toutes ces innovations comme une volonté dissimulée de réaliser des désirs bassement humains, comment expliquer que Rabbi Yéhouda ait loué tous ces apports de la modernité ? En réalité, force est de constater que ce Sage est d’accord avec Rabbi Shimon sur le fond du problème. Tous deux ne se font pas d’illusions quant aux motivations des romains dans leur course à l’avancée technique. La différence se situe davantage sur le plan de la forme : Doit- on accepter d’utiliser des inventions conçues à priori dans un esprit contraire à celui de la Torah ? Pour Rabbi Yéhouda, il faut regarder avant tout la conséquence de l’invention. Si celle-ci n’est pas contraire à la Torah et qu’elle facilite la vie de tous, alors pourquoi la rejeter ? Rabbi Shimon, pour sa part, s’attache aux motivations des hommes ou des sociétés participant à la modernisation du monde. Si celles-ci ne sont pas complètement saines, elles se doivent d’être rejetées catégoriquement.

Pourtant, comme le note le Rav Elie Khan z’l, Rabbi Shimon Bar Yo’haï lui-même fut confronté par la suite à la modernité ! Après avoir critiqué les réalisations des romains, il fut condamné à mort par le gouvernement et dut s’enfuir dans une grotte. A sa sortie, son gendre l’amena dans un établissement de bains, le même type de structure que Rabbi Shimon critiquait précédemment, or ce dernier ne refusa pas de s’y rendre ! Imaginez donc la même scène à notre époque : un Rav critique les méfaits d’Internet en public… Quelques temps plus tard, on le retrouve assis à un cybercafé en train de discuter de Torah sur Facebook!!! Amusant… Nous voyons donc qu’aujourd’hui, même ceux qui n’acceptent pas les apports de la modernité sont contraints de faire avec à un moment ou à un autre, du moment que cette modernité n’entre pas en conflit avec la Torah. Il n’existe pas de « Judaïsme moderne ». Un tel concept serait autant mensonger que démagogue. Il existe bien une Loi juive qui évolue face aux changements de ce monde, mais les grands décisionnaires des différentes époques ont toujours fait attention à ce que le « changement » ne soit pas considéré comme un objectif en lui-même. Vivre avec son temps ? Oui. Adapter la Torah à chaque époque ? Non.

Pour conclure, j’aimerais inviter les lecteurs à approfondir ce vaste sujet qu’est « judaïsme et modernité ». Il existe aujourd’hui des centaines, voir des milliers de discussions légales concernant des questions liées à la modernité. Les avis sur une même question pourront être différents selon les Rabbanim, mais leur démarche sera pourtant identique : étudier le problème de fond en comble et n’accorder d’autorisation qu’après avoir acquis la certitude que l’innovation en question s’accorde avec les voies de la Torah.