Rav Imanouel Mergui
Non, ce n’est pas un cours sur la mécanique ou la ferronnerie ! Tout d’abord, avis à ceux qui croient que la Tora ne parle pas de tout. La Tora parle de tout, même de nos outils ! Rentrons dans le vif du sujet basé sur une Michna tiré des Pirké Avot chapitre 5-8 « dix choses ont été créés le sixième jour de la création, au crépuscule (le texte énumère ces dix choses et poursuit) certains rajoutent encore : la première paire de tenailles qui était nécessaire pour en forger d’autres ». De toute évidence cette Michna nécessite quelques éclaircissements. De prime abord on peut comprendre, comme l’explique Rabénou Ovadya de Barténoura, qu’une tenaille ne peut être fabriquée qu’à l’aide d’une autre tenaille, car tout objet métallique nécessite une tenaille pour le confectionner : celle-ci sert à saisir le métal quand on le porte au feu. Qui fit donc la première tenaille ? Elle a été nécessairement suscitée par le Ciel ! En simple pour faire une tenaille il faut une tenaille, qui a confectionné la première tenaille ?… ! Bon très bien, et après ? Est-ce avec ce calcul qu’on va prouver l’existence de D’IEU ? L’homme, et le scientifique en particulier cherche D’IEU dans le monde, dans l’univers, le philosophe le cherche dans l’esprit et le Rabbin le trouve dans la tenaille ! Extraordinaire ! Fabuleux ! Pourquoi voyager sur la lune quand d’une simple tenaille on peut découvrir l’immensité divine. Que nous cache cet enseignement ? Et bien on peut déjà dire ainsi : l’outil premier, le plus banal des objets te permettra de découvrir D’IEU. Où est D’IEU ? Dans la tenaille. Si tu ne vois pas D’IEU dans les éléments des plus communs comment espères-tu le trouver dans la galaxie ? Là se cache la plus simple des réponses et la plus profonde, car profond est jumeau avec simplicité. Nous vivons un monde où tout est bafoué, vraiment tout. Il n’y a plus de respect pour rien. Les objets sont les premiers à subir le sort de l’irrespect. Je ne dis pas qu’il faille ranger sa tenaille dans un coffre-fort, je dis seulement qu’on a qu’un regard de rentabilité financière sur ce qui nous entoure. Si ce que j’ai ne me rapporte rien alors je le jette à la poubelle… Cette dépréciation nous conduit à vivre une ère où même la vie n’a pas grande valeur. Les guerres et massacres perpétraient ici et là dans le monde, et pour quel motif ? L’honneur de celui qui gouverne ou encore le
remplissage des caisses des états. Ah j’oubliais la guerre des religions ou plus simplement encore la religion de la guerre !!! Aujourd’hui on jette tout à la poubelle, même son conjoint dès qu’on en a marre on le dégage – pour un oui ou pour un non. Puis à son tour la poubelle on ne sait plus où la mettre… Tout est jeté, tout est déprécié, tout est dévalorisé ; tout ? Bon d’accord pas tout mais presque tout, avouons-le. On achète un smartphone on pense déjà qu’il n’est plus à la mode et on rêve du prochain qu’on achètera gratuitement. Au fait même le gratuit est dévalorisé puisqu’on nous fait croire que nos forfaits sont gratuits alors qu’on les paie. Je ne fais pas une analyse sur la société et encore moins analyse négative, tout d’abord parce que (personnellement) ce que j’écris me fait rire. Mais en réalité je m’interroge à travers cette analyse de savoir par rapport à la Tora comment retrouver du goût à TOUT ce qui nous entoure. En vérité c’est cette Michna dans Avot qui me fait rire, que je trouve géniale. Les Sages ne manquent pas de finesse profonde pour nous parler d’une tenaille. Je dirais presque que les Maîtres ne manquent pas d’humour sage – ah l’humour aussi est dévalorisé de nos jours, peut-être depuis toujours. L’humour a sa place dans la Tora, oui oui, mais cet humour qui dévalorise et réduit à néant ce de quoi on rit n’est pas digne de ce nom… Peut-être que les Maîtres veulent nous faire sourire à travers cet enseignement. La tenaille n’a pas pour seul but d’arracher une dent ou serrer un boulon. La tenaille, comme l’outil en général, serre (pas trop fort…) à avoir un regard sur la valeur intrinsèque à l’objet avant de savoir à quoi il opère comme utilité. La valeur de toute chose ne se définit pas (seulement) par son utilité et sa rentabilité mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même…
Que nous apprend cette tenaille créée au crépuscule du sixième jour de la Création ?
Les Maîtres nous éclairent :
Rabi Yitsh’ak Magrisso dans son Méam Loez développe une idée géniale : l’homme constate de toute évidence son imperfection et peut se demander s’il arrivera un jour à corriger ses erreurs et ses vices, il se demande surtout s’il existe le moyen de les dresser. A cela l’auteur de Avot le rassure : sache que depuis le début de la création D’IEU a créé la tenaille, cet outil qui permet de réparer et créer. La solution existe avant même que le problème ne surgisse. D’IEU a créé la solution, et de plus la solution précède le problème.
Tiferet Israël explique qu’il fallait que la première tenaille soit créée par D’IEU lui-même puisqu’elle servira pour confectionner des outils saints ! La création première ne désigne pas seulement l’incapacité physique d’exister tant que D’IEU ne crée pas l’élément, si cela est vrai, je veux dire si toute chose ne peut exister uniquement si D’IEU l’a d’abord créé, cela va bien plus loin qu’une idée purement technique. Tout élément créé se doit de passer d’abord par les mains de D’IEU pour imprimer une dimension surnaturelle (sainte). La création mère qui est le produit de D’IEU répond aux exigences divines à tous les niveaux. Ainsi lorsque l’homme à son tour usera des créatures divines il pourra les user selon leur modèle initiale. For est de constater que ceci est dit même sur des objets inanimés et inertes, parce que (peut-être) que l’homme doit transcender la matière et lui reconnaître son sens bien plus profond.
Rav Israël Meir Lau dans son Yah’el Israël soulève une question majeure : en vérité cette Michna qui énumère ce qui a été créé au crépuscule du sixième jour elle compte des éléments de hautes valeurs telles les Tables données au Mont Sinaï ou encore le bâton avec lequel Moché opèrera la sortie d’Egypte etc., comment comprendre que la tenaille ait une place parmi ces choses ? La tenaille représente le travail effectué par l’homme, celui qu’il a le droit de réaliser dans ce monde ci appelé ‘’olam hamaâssé’’ – le monde du faire (fer – comme la tenaille). On peut étendre cette idée en rappelant que D’IEU laisse la place à l’homme dans Son monde et attend de lui qu’à son tour il devienne acteur (et non destructeur) dans ce même monde et D’IEU lui en offre même les moyens pour agir. L’action de l’homme n’est pas moins importante que toutes les autres choses citées dans cette Michna si tant est que l’homme agisse selon les règles de D’IEU. Même la tenaille, le plus banal des outils est l’œuvre de D’IEU mise à la disposition de l’homme pour qu’il s’inscrive dans le monde où D’IEU attend de lui son investissement.
Au nom du H’atam Sofer il est rapporté le commentaire comme suit : la tenaille sert à attraper un objet qu’on ne peut prendre dans sa main, c’est comme ça la Tora il y a ce qu’on prend d’elle mais il y a ce qu’elle contient dans son intériorité, dans sa profondeur ! Ce qu’on arrive à attraper de la Tora n’est pas tout ce qu’elle contient, on en est toujours et encore au stade de la tenaille qui veut être le moyen d’attraper quelque chose d’autre. On pourrait dire qu’il faut prendre la Tora avec des pincettes ! La tenaille est l’image de la Tora elle-même, la Tora est sa propre tenaille, elle est la tenaille d’elle-même… Faire de la Tora une
tenaille c’est comprendre que la Tora est infinie, universelle, éternelle, profonde, pleine de secrets immenses qu’on ne finit de découvrir. Une aventure sans fin. Tout ce que tu découvres d’elle n’est pas représentatif de tout ce qu’elle renferme. Ne t’arrête pas à ce que tu as découvert tu te priverais de ce qui reste à découvrir.
Selon le Maharal il ne faut pas comprendre que la première tenaille fut réellement créée au crépuscule du sixième jour mais seulement qu’à ce moment-là D’IEU décida, décréta, sur la nécessité de la tenaille. C’est-à-dire, D’IEU créa le monde sans qu’il n’y manque aucun élément, un monde parfait, or dans cet état de perfection il sera nécessaire que l’artisan utilise une tenaille alors a décidé que la tenaille prendrait forme lorsque cela sera nécessaire. Le crépuscule détermine un temps assez particulier qui n’est ni jour ni nuit, de surcroit lorsqu’il s’agit de sortir du sixième jour pour aller vers le septième jour – le jour de Chabat. Ce temps ne s’inscrit pas dans les valeurs du monde des hommes, on est encore dans le divin, et ce qui est divin détermine une volonté divine, un projet divin.
Pour être honnête avec le lecteur je voudrais rappeler que nous n’avons pas touché au sens profond de cet enseignement des Pirké Avot. L’exercice des différents commentaires rapportés dans ces articles a pour objectif de mettre en avant l’immensité de la création et toute sa splendeur. Quelle valeur a le monde ? Quel que soit la définition qu’on lui donnera on n’a pas le droit d’omettre non pas seulement l’œuvre active, physique et concrète de D’IEU – sommes toutes c’est D’IEU qui a fait le monde ; mais, également et surtout la volonté divine dans la fabrication de ce monde. D’ailleurs le Maharal se lance dans un discours extraordinaire dans le commentaire de cette Michna de savoir où se trouve la volonté divine ? Comment déterminer cette volonté qui nous entoure et nous anime ? Quel enjeu a-t-elle dans la vie de l’homme ? Etc., autant de question autour de la volonté divine qui nous échappe mais qui est bel et bien là. En s’opposant aux thèses de Rambam et d’autres Maîtres que le Maharal rapporte il va nous faire voyager au cœur de la pensée divine. Voyage complexe mais passionnant. Impossible de rapporter ses propos ici (Désolé…).
Je suis tellement impressionné que d’une simple tenaille les Maîtres se disputent la place de D’IEU dans le monde ; nonobstant leur divergence ils sont tous d’accord que tout a une place dans le monde, tout a un sens existentiel, tout est là non pas par hasard, fortuitement, mais
derrière toute chose se cache une volonté bien plus réelle que celle que les hommes le conçoivent.
L’œuvre divine est parfaite, assure le Maharal, elle ne connaît aucun défaut ! La perfection consiste à ce qu’il ne manque rien, pas même la tenaille de l’artisan. La grandeur de D’IEU se joue là, se définit là, se constate là : dans le banal, l’insignifiant, le détail qui confirme la règle. ‘IEU pense à tout, ‘’même’’ à ce que les hommes ne pensent pas. IL prévoit tout. IL met tout en place. Le monde dans lequel toi homme vit, tu trouveras TOUT ce dont tu as besoin, TOUT ce qui t’est nécessaire.
Je ne trouve pas les mots précis pour décrire ce monde auquel le Maharal nous initie, le monde dans lequel d’ailleurs nous vivons. Je ne passe pas un jour sans entendre (de moi-même ou des autres) ‘’il me manque ci et ça’’. On a l’impression que le Maharal vit sur une autre planète, sur un nuage rose. Tu peux prouver l’immensité de l’univers, ainsi que la grandeur divine, et encore le couronnement de ce monde à travers un seul détail, un outil des plus anodins : LA TENAILLE.
Je voudrais, pour conclure cette étude (qui ne fait que commencer), vous faire une confidence. Un ami m’a fait la remarque suivante : lorsque vous parlez de tenaille je pensais que vous parleriez du ‘’tnaye’’ ! Ce mot en hébreu se traduit par ‘’condition’’. J’ai trouvé sa remarque pertinente. Pourquoi ? La notion de condition dans la Tora renferme l’idée d’hésitation, de doute peut-être même de confusion. Lorsqu’on est certain d’un choix, d’une décision on n’émet pas de condition… L’homme avance dans la vie avec des interrogations qui parfois vont jusqu’à le faire douter, sa Tora n’est pas systématiquement un choix déterminé mais un mode de vie sans lendemain… Pour ne citer qu’un exemple on prie mais on doute de l’écoute de D’IEU… On fait la Tora mais au conditionnement que D’IEU nous renvoie un bénéfice… La tenaille nous rassure, elle a pour but de tenir les choses avec sécurité.