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La voix des sages

Rav Imanouel Mergui

Lorsqu’on veut traiter du sujet de la légitimité de la voix des Sages et de l’obligation de s’y soumettre se présentent à nous deux questions fondamentales. Tout d’abord quelle place ont les Sages dans la Tora ? Pourquoi la Tora leur reconnaît une si grande conformité ? Pourquoi il s’impose d’écouter la voix des Sages ? Il faut également traiter d’une autre question : pourquoi les hommes ont tellement de difficulté à ‘’croire’’ en la parole des Sages ? Pourquoi tant de frein et de réticences à l’égard de la parole des Sages ?

En vérité l’ampleur de cette question est si large qu’il est difficile de commencer par le début, pour la simple raison, notamment, que la Parole des Sages s’inscrit dans ce qu’on appelle ‘’tora chébéâl pé’’- la Tora Orale. Cette partie de la Tora qui est d’ailleurs indissociable de la Tora écrite. Il est impossible de se limiter à la Tora écrite, prenez n’importe quel passage et n’importe quel mot de la Tora écrite vous constaterez très vite que c’est un texte incompréhensible au littéral (je suis plus que surpris que le livre le plus vendu au monde soit la ‘’Bible’’ ?!). La Tora écrite, le H’oumach (le Pentateuque) est le livre le plus énigmatique que l’homme n’ai jamais connu. La raison est simple : la Tora écrite est la parole de D’IEU, l’homme a un accès à cette parole divine tout en se rendant compte qu’elle lui est inaccessible, comment vivre ce paradoxe ? Formulé quelque peu différemment : comment je peux en tant qu’homme accéder à la parole divine sans me tromper, en l’expliquant tout en lui respectant et conservant son caractère énigmatique ? La Tora Ecrite c’est la Parole Divine, la Tora Orale c’est la Voix des Sages. Depuis toujours et ce jusqu’à la fin des temps l’homme se dispute le sens de la Parole Divine. Fort intéressant de constater qu’il y a une double dispute : 1) celle des Sages de la Tora entre eux, 2) celle des peuples qui ont voulu commenter et donner un sens à la ‘’Bible’’. La première dispute a rendu la Tora plus accessible à l’homme, je dirais ils ont donné un sens plus romantique à la parole divine, ils ont fait monter l’homme jusqu’à la parole divine. Les seconds ont donné un sens dramatique à la Tora ils l’ont abîmé et souillé parce qu’ils ont donné un sens humain à la Tora en lui ôtant son caractère divin (d’autres l’ont laissé dans le divin et ont dénié la place

de l’homme !) ; c’est cette ambivalence qui est dur à gérer qui a fait couler beaucoup d’encre et malheureusement beaucoup de sang ! L’histoire nous prouve encore aujourd’hui que tous les peuples qui ont touché à la ‘’Bible’’ se lancent dans une guerre de religion sans pitié. Chose qui n’existe pas dans le peuple d’Israël, Israël ne se bat pas pour ‘’imposer’’ la religion… Les Sages disent dans le Talmud (traité Sahnédrin 59A) que les peuples n’ont pas le droit de commenter la Tora Ecrite sans quoi ils seraient passibles de peine de mort ! , important de rappeler qu’Israël n’a jamais levé l’arme pour châtier qui viendrait des peuples pour transgresser cette assertion des Sages. Que les peuples qui touchent à la Tora rendent des comptes, non pas à Israël mais à D’IEU détenteur et propriétaire de la Tora ! La Tora Orale c’est une Tora des Hommes qui n’atteint pas son côté divin, c’est une Tora qui redresse à sa juste place chaque élément de l’univers et plus particulièrement D’IEU, Israël et les Nations. La Tora reconnaît toute la valeur des Nations, il y a de nombreux exemples dans la Tora, je n’en citerais que quelques-uns : à Soucot nous approchons au Temple soixante-dix taureaux pour l’intérêt des soixante-dix nations. Les peuples non juifs pouvaient approcher des sacrifices et des prières au Temple (sans qu’il y ait une motivation de rendre tout le monde juif…). Dans les synagogues nous prions pour la réussite des Etas qui nous accueillent etc. Commenter la Tora pour détruire l’un ou l’autre est antinomique avec la Tora elle-même. Commenter la Tora sans détruire l’autre, tout autre soit-il est la règle numéro un de la Tora Orale ! Les peuples qui ont commenté la Tora se sont lancés dans des guerres sanglantes pour imposer leur vision de la parole divine – ce phénomène n’existe pas chez les juifs ! Jamais aucun Sage du Talmud n’a levé le glaive pour imposer sa thèse !…

Les Sages du Talmud et de la Tora Orale se battent pour expliquer et commenter la Tora, une bataille de vie et non une bataille sanglante. Ils respectent l’opinion de chacun dans l’élan de leur débat, ils acceptent que quiconque vienne donner son avis sans l’imposer. Nous connaissons bien l’histoire des vingt-quatre mille élèves de Rabi Akiba qui meurent en un mois parce qu’ils ne se respectaient pas. Et en somme ceci ne fait qu’accroître mon étonnement face au phénomène qui a toujours malheureusement atteint Israël : beaucoup se sont levés contre les Sages. Comment refuser un système qui respecte tant l’individu ? Moché notre Maître, symbole de la Tora Ecrite et Orale à la fois, n’a jamais refusé le débat même d’avec ses plus grands détracteurs tel Datan et Aviram et Korah’. Dans une Yéchiva il n’y a pas que le ‘’rabbin’’ qui parle, il invite bien volontiers tout un chacun à défendre son

opinion, à le construire, ‘’à se construire’’ (comme nous a appris notre Maître Rav Wolbe ztsal). La Tora n’est pas un combat dramatique bien au contraire elle est l’univers de l’affection – ‘’olam hayédidoute’’ comme la nomme encore Rav Wolbe ztsal ! La ‘’Bible’’ est le livre des plus commentés par les Maîtres de toutes les générations sans qu’aucun n’est combattu l’autre, et si combat et virulence des débats sont des choses qui existent-ils ont la force de ne jamais avoir versé une goutte de sang !

Une histoire rapportée dans le Talmud (traité Chabat 31A) illustre bien le sens de la Tora Orale : un non-juif s’est présenté devant les Maîtres pour se convertir au judaïsme et les interroge ‘’combien de Tora avez-vous ?’’ Chamay lui répond ‘’deux ! Tora écrite et Tora orale !’’. Notre candidat à la conversion dit à Chamay ‘’sur la Tora écrite j’y crois, mais la Tora orale je n’y crois pas !’’. Chamay le repoussa (le Talmud condamne le comportement de Chamay). Il alla consulter Hillel qui accepta de le convertir dans ces conditions. Le premier jour Hilel lui enseigna les lettres de l’alphabet hébraïque en lui nommant les lettres ‘’alef’’, ‘’bet’’ etc. Le deuxième jour Hilel inversa volontairement les lettres et lui enseigna en nommant le alef par bet et le bet par alef. Noitre homme s’insurgea ‘’mais hier vous m’avez appris différemment’’. Hilel lui répondit : c’est donc que tu m’as fait confiance sur ce que je t’ai enseigné ‘’oralement’’ la veille !!! Cela veut dire que la Tora Orale commence par nommer les lettres, apprendre leur nom, leur prononciation, leur sens etc., tout ceci est déjà en soi la Tora Orale. La Tora écrite est illisible sans Tora Orale en plus d’être incompréhensible sans elle. On ne peut pas imaginer une Tora dénuée de son aspect oral, se serait comme se trouver devant une personne dans un dialogue où la condition serait de ne pas dire un mot, de se taire. Et même lorsque la Tora Orale vient élaborer la Tora écrite elle ne peut pas tout dire, tout formuler (comme l’écrit souvent le Maharal dans ses ouvrages ‘’on ne peut en dire davantage’’). Prendre la Tora écrite en déniant la Tora orale revient à dénier la Tora écrite par excellence.

Ce débat prend un sens assez particulier pour ce qui est de la fête de H’anouca. Effectivement le Talmud au traité Chabat s’exclame d’étonnement ‘’éh’an tsivanou’’ – comment à H’anouca nous pouvons prononcer la bénédiction ‘’qu’IL (D’IEU) nous a ordonné d’allumer les lumières de H’anouca, où D’IEU nous a-t-il ordonné pareille chose ? La fête de H’anouca est purement d’ordre de l’institution des Sages par le biais du tribunal des H’achmonaïm ? La Gmara de répondre : Rav Oya rappelle qu’il est dit dans la Tora dans le

17ème chapitre du livre de Dévarim « Tu ne te détourneras point de la Voix des Sages », Rav Néh’émia rappelle un verset du 32ème chapitre du livre de Dévarim « demande à tes Maîtres ils te diront ». La légitimité de la Voix des Sages vient de la Tora Ecrite elle-même. Tout le monde aime la fête de H’anouca, non pas pour les cadeaux qu’on reçoit (ceci est une coutume qui n’existe pas dans la Tora !), or cette fête est le symbole même du devoir de suivre la Voix des Sages. Il existe une multitude d’enseignements et de devoirs instaurés et développés par les Sages, pourquoi avoir choisi la fête de H’anouca pour rappeler ce devoir à écouter les Sages ? Parce que H’anouca symbolise la lumière qui nous a sorti des ténèbres. Dans l’écoute de la Voix des Sages il y a quelque chose de rassurant, d’éclairant que nous comprenons tous dans l’exemple de l’éduction : imaginez qu’on dise aux enfants ‘’n’écoutez pas vos parents’’ ; nul besoin de s’attarder sur les catastrophes dramatiques qui en découleraient. Les états à travers les ministres de l’éducation sont confrontés depuis des décennies sur ce phénomène sociologiques : les élèves n’écoutent plus les enseignants (cela peut aller jusqu’à la menace des enseignants), les enfants n’écoutent plus leurs parents. Les familles ‘’décomposées’’ si grandement encouragés et reconnus par les états créent un univers où l’ascendant n’est plus une référence, l’aîné est dépassé par le cadet. Or écouter l’autorité c’est la base de l’humanité, de la société, de tout milieu soit-il à fortiori celle de la Tora. Il y a quelque chose de rassurant que d’entendre son supérieur, son parent, son maître dicté un comportement et une façon de voir le monde ! Le système qui veut tuer la Tora Orale est un système anarchique et chaotique. Si certains voient dans la Voix des Sages un système emprisonnant c’est qu’ils sont restés dans les ténèbres du mensonge et de la malhonnêteté. Ils se croient d’ailleurs supérieur aux Sages des générations et se permettent de se comparer à leur grandeur du style ‘’telle est l’opinion de Rabi Akiba mais ‘’MOI’’ je pense différemment !’’. Or là est bel et bien une autre erreur commise, comme le rappelle le Maharal ‘’avons-nous une juste évaluation des Maîtres ?’’. On vit dans un monde qui se croit meilleur et plus ‘’évolué’’ que les générations qui nous ont précédé. L’évolution scientifique ne témoigne en rien la grandeur intellectuelle des hommes !!! Grandeur et profondeur de l’esprit, grandeur et finesse de l’être ne se mesurent pas à ses découvertes scientifiques toutes aussi grandioses soient-elles ! Pour ce faire le Maharal va se lancer dans une analyse pointue de la puissance des Maîtres et des Sages de la Tora Orale dans son ouvrage fabuleux Beer Hagola. Il nous apprend à vivre et penser dans la profondeur des textes pour non seulement découvrir la grandeur et la beauté de la Tora mais également mieux apprécié les

Sages. Cela veut dire que la Tora Orale ne se définit pas uniquement par le contenu des enseignements mais surtout et davantage par la taille de l’enseignant ! Cette valorisation du Maître est la condition sine qua non de la Tora Orale et je dirais également de la Tora écrite. La Tora propulse l’homme vers des hauteurs divines tout en donnant à l’homme cette dimension divine sans lui ôter la dimension humaine. C’est l’Homme dans sa Divinité ! La Tora Orale c’est l’harmonie entre D’IEU et l’Homme, l’humain et le divin. D’IEU et Homme fusionnent et s’expriment. Les sages de la Tora Orale atteignent une dimension à laquelle on se doit en toute honnêteté d’analyser avant de s’y mesurer…